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Tribune de la SFDE
Enquêtes sur des acteurs de la protection de l’environnement, Déméter trahie !
par Bernard Drobenko
en soutien à Antoine Gatet, juriste de l'environnement et correspondant de la SFDE au sein de France Nature Environnement
Des faits
Tout commence par un banal reportage de télévision régionale (Nouvelle Aquitaine). Un projet de ferme industrielle (tomates hors sol) est en cours de création à Rosiers d’Egletons (Haute-Corrèze). Sa réalisation conduit à la destruction de 5 ha de zones humides. Malgré les réserves de la Mission régionale d’autorité environnementale de la région Nouvelle-Aquitaine, le 29 décembre 2017, les avis défavorables du Conseil National pour la Protection de la Nature (CNPN), le 10 mars 2018, et de l’Office Français de la Biodiversité (OFB) le 22 décembre 2017, réitéré le 26 janvier 2018, le préfet autorise le projet. Plusieurs associations s’opposent à ce projet en raison de son impact sur l’environnement. Dans ce contexte, Antoine Gatet (porte-parole de l'association Sources et Rivières du Limousin, administrateur de la fédération France Nature Environnement) répond en janvier 2020 à une interview de France 3 NA. L’un des trois exploitants est présent et interrogé aussi, de même qu’un représentant de la Confédération Paysanne qui dénonce le projet aux côtés des associations. Un gendarme d’Egletons ayant visionné le reportage fait un simple signalement.
Le samedi 30 mai, à la sortie du déconfinement, les gendarmes rendent visite à M. Gatet à son domicile (Haute-Vienne). Il est informé qu’une enquête est diligentée par le parquet de Tulle. Il sera convoqué dans les semaines à venir pour être entendu (l’enquête ne concerne que lui). Elle porterait sur une « violation de domicile », alors que le reportage a eu lieu sur un remblai, hors l’espace privatif clôturé des serres industrielles. Aucune plainte sur ce motif n’a été déposée et ne sera déposée.
Cette situation a fait réagir vivement les associations environnementales agréées pour la protection de l’environnement (Sources et Rivières du Limousin, Corrèze Environnement, Limousin Nature Environnement, France Nature Environnement Nouvelle-Aquitaine, France Nature Environnement, la LPO, etc.) au travers de communiqués rappelant leurs demandes de suppression de l’instrument « Demeter » (cf. infra).
De plus la rédaction de Fr3 NA a aussi interpellé l’opinion publique par un article en ligne le 6 juin 2020, en s’étonnant de cette convocation, car elle-même partie prenante et a pu interroger l’un des propriétaires, mais n’a pas été visée (https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/juriste-france-nature-environnement-convoque-gendarmerie-apres-reportage-france-3-limousin-1838078.html ; https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/juriste-france-nature-environnement-convoque-gendarmerie-apres-reportage-france-3-limousin-1838078.html).
Ces faits ne sont pas isolés
Depuis janvier 2020 plusieurs militants associatifs, des élus (auteurs d’arrêtés anti-pesticides), des riverains de zones d’épandage souhaitant préserver leurs vies (notamment dans le cadre du mouvement « Nous voulons des Coquelicots » ont ainsi été visités par les forces de police puis convoqués pour être entendus) (cf. Le Monde 07/08- 05-2020, S. Foucart, « Faire taire »). La liste des « inquiétés » est assez longue.
Ces acteurs agissent pour préserver la santé et l’environnement, dans l’intérêt général (art. L.110-1, II C. env.), leurs actions reposent sur une triple logique, celle des lanceurs d’alertes, celles de l’information ou de la formation et celle de l’action associative pour faire respecter le droit en vigueur. Antoine Gatet dispose, à ce titre, d’un agrément du Ministère de la Justice lui permettant d’exercer sa profession d’avocat dans le cadre désintéressé associatif.
Un dispositif sans fondement
À l’origine de ces faits, une opération d’envergure fondée sur deux éléments opposés, mais conjugués ici opportunément, avec d’une part une prétendue augmentation de la délinquance en milieu rural (vols de matériaux et/ou d’animaux) qu’aucune statistique ne vient étayer, et, d’autre part, ce qui est dénommé « l’agri-bashing », dont aucune définition ne permet de caractériser le contenu et la portée. En fait sont ainsi qualifiées selon un processus « marketing » fort utile, les dénonciations des effets sur l’environnement et la santé de l’agriculture industrielle. L’amalgame très politique de ces deux éléments conduit à la création en octobre 2019 par le Ministère de l’Intérieur, au sein de la direction générale de la gendarmerie nationale (corps militaire), de la « Cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole » (dite DEMETER). Inaugurée par le Ministre de l’Intérieur, à grand renfort de communication le 13 décembre 2019, ce dernier précisant alors, que le périmètre de la cellule intéresse entre autres « des actions de nature idéologique, qu’il s’agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d’actions dures ayant des répercussions matérielles ou physiques ». La notion « d’actions de nature idéologique », ne masque-t-elle pas une forme de criminalisation de l’opinion, ne conduit-elle pas à organiser une « police politique » ?
Les moyens dévolus à la cellule visent entre autres (https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministre/Dossiers-de-presse/Presentation-de-DEMETER-la-cellule-nationale-de-suivi-des-atteintes-au-monde-agricole) :
- la recherche et l’analyse du renseignement en vue de réaliser une cartographie évolutive de la menace et détecter l’émergence de nouveaux phénomènes et/ou groupuscules ;
- le traitement judiciaire des atteintes visant le monde agricole par une exploitation centralisée du renseignement judiciaire, un partage ciblé de l’information et une coordination des investigations le nécessitant (SDPJ).
De ce fait des moyens substantiels lui sont dévolus, en termes humains et matériels. De plus la réalisation des objectifs s’appuie sur une convention particulière dite de « partenariat » signée entre le Ministère de l’Iintérieur/gendarmerie nationale et la FNSEA/jeunes agriculteurs de ce syndicat. Au niveau local, ce partenariat se traduit par une réunion de lancement sous l’égide du Préfet, et associant les seuls acteurs agricoles visés.
Or, aucun texte, législatif ou règlementaire, aucune circulaire ne permet d’identifier juridiquement ce dispositif, ni d’en déterminer les conditions de mise en œuvre et de contrôle. Par ailleurs, la loi de finances ne permet pas de situer les affectations financières qui lui sont dévolues.
Voilà donc une cellule nationale créée avec des moyens substantiels, alors même que les polices de l’environnement sont insuffisamment dotées, les moyens dévolus constamment insuffisants et inadaptés. Même si nul ne peut ignorer que des faits de délinquance peuvent affecter le monde agricole comme d’autres secteurs, le droit en vigueur (Code pénal, Code rural et de la pêche maritime, Code civil au moins) comporte un arsenal de dispositions permettant des enquêtes et poursuites et des sanctions.
Le récent rapport de la mission interministérielle d’inspection (environnement et justice) remis en octobre 2019 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/rapport_justice_pour_environnement.pdf) démontre par contre que les faits de délinquance environnementale sont peu poursuivis et insuffisamment sanctionnés faute de moyens alloués aux services de police (…), FNE était représentée par Antoine Gatet dans les travaux de cette commission…
Dans un contexte juridique qui interroge
Cette évolution significative d’un contrôle renforcé, voire d’une intimidation sur les acteurs de la société civile dont l’objet associatif est d’informer, de former, de prévenir et au besoin de saisir la justice, doit être située dans un cadre plus général. En effet, force est de constater que si les discours se veulent « écologisés » pour la communication, l’état du droit révèle une évolution caractérisée par au moins trois éléments :
Dans une décision récente, le Conseil Constitutionnel donne la mesure des perspectives en se prononçant sur l’opposabilité des dispositions d’une ordonnance (CC Décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, JO du 29 mai 2020)
Une procédure au mépris du Droit
Au-delà du droit de l’environnement lui-même, force est de constater que ces pratiques, ce dispositif interpellent au regard des fondamentaux de l’État de droit, des règles et principes qui le régissent. Que l’on en juge :
Les pratiques développées en France avec ce dispositif, dont le cas « Antoine Gatet » est une illustration, s’inscrivent dans un contexte peu favorable au droit de l’environnement. Elles conduisent à instaurer un contrôle politique sur l’opinion de citoyen.ne.s engagé.e.s dans la protection de l’environnement, qui ne relève pas de « l’idéologie » mais de la mise en œuvre de principes constitutionnels inscrits dans la Charte de l’environnement. De nombreux acteurs, y compris des syndicats agricoles et producteurs, ont demandé le démantèlement de la cellule Demeter (Reporterre, Tribune du 15 janvier 2020 des « défenseurs de l’agriculture paysanne et biologique » soit 34 organisations ; Communiqué de presse de FNE et 27 associations et lettre au premier Ministre le 27 février 2020 »). Ce cas, non isolé révèle la nature et la disproportion des moyens dévolus à des situations où le rôle des ONG n’a jamais été aussi nécessaire dans nos sociétés.
Ainsi, Déméter la déesse de la Terre cultivée et féconde, meurtrie par l’agriculture industrielle, trahie par un mode de production qui la rend stérile et polluée voit sa nature même usurpée par un dispositif révélant de réelles dérives.
Dans ce contexte, face aux enjeux majeurs auxquels nos sociétés doivent répondre, face à la complexité des problématiques dont le monde agricole n’est qu’un aspect, les mesures simplistes, de court terme, attentatoires aux libertés, la mise sous tutelle de ces acteurs majeurs que sont les associations de protection de l’environnement et de la santé par le biais des mesures d’intimidation de leur représentants ne sauraient constituer une politique publique légitime puisque sans fondement juridique, non transparente et construite au mépris des trois axes de la Convention internationale d’Aarhus relative à la démocratie environnementale (information, participation, accès à la contestation).
Bernard DROBENKO
Professeur Émérite des Universités – ULCO
Membre associé du CRIDEAU Limoges
Consultant
Laboratoire TVES (EA 4477) ULCO/Lille 1
COMUE Lille Nord de France
Publié le 6 mai 2019, le rapport de l’IPBES – le « GIEC de la biodiversité » – appelle à un sursaut international pour lutter contre l’érosion de la biodiversité[1]. Abritant près de 10 % de la biodiversité mondiale et hébergeant de nombreuses espèces menacées, la France n’est pas épargnée par cette extinction de masse. Rappelons, pour illustration, que les populations d’oiseaux en milieu agricole ont chuté d’un tiers en une vingtaine d’années. Ainsi, lentement mais sûrement, le Printemps silencieux de Rachel Carson gagne nos campagnes[2].
Pour enrayer cette crise, l’une des solutions envisagées par le président de la République est de constitutionnaliser la protection de la biodiversité. Le 28 août 2019, la garde des Sceaux a présenté, en Conseil des ministres, le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique. Il prévoit, entre autres, de modifier l’article 1er de la Constitution pour y inscrire que « la République favorise la préservation de l’environnement, de la diversité biologique et l’action contre les changements climatiques ». Dans l’attente de son éventuelle inscription à l’ordre du jour du Parlement, nous pouvons nous interroger sur l’opportunité d’une telle révision. Séduisante en apparence, nous pensons que la constitutionnalisation de la biodiversité est inutile, voire dangereuse.
L’inutilité d’une constitutionnalisation de la biodiversité
Notre Constitution prévoit déjà de protéger la biodiversité. En effet, la Charte de l’environnement, ayant pleine valeur constitutionnelle, fait mention de la biodiversité puisqu’elle affirme « Que la diversité biologique [est affectée] par certains modes de consommation ou de production et par l'exploitation excessive des ressources naturelles »[3]. La référence à la diversité biologique par le projet de réforme constitutionnelle est donc parfaitement redondante.
Rappelons également que la biodiversité fait partie intégrante de l’environnement. Nul doute alors que l’intégralité des dispositions de la Charte prend en compte la biodiversité. Son article 2, affirmant le devoir de toute personne de préserver l’environnement, comporte implicitement mais nécessairement le devoir de lutter contre le déclin de la biodiversité.
Le président de l’Assemblée nationale a vanté « une avancée politique et symbolique majeure »[4], et c’est bien là que le bât blesse ! La constitutionnalisation de la biodiversité n’aura pas d’autres effets que d’être symbolique. S’il ne faut pas nier la puissance des symboles, force est de constater que le droit de l’environnement souffre déjà d’un surplus de normes « bavardes ». La protection de la biodiversité doit-elle se réduire à une opération de communication politique ?
Pire qu’un simple coup d’épée dans l’eau, ce greenwashing constitutionnel pourrait s’avérer risqué pour la biodiversité.
Le risque d’une constitutionnalisation de la biodiversité
Le remède étant pire que le mal, constitutionnaliser la biodiversité pourrait constituer une régression. L’environnement est une notion systémique dont les composantes sont interdépendantes. La biodiversité est ainsi un paramètre parmi d’autres de l’environnement. Si le choix est fait de constitutionnaliser la biodiversité, quid de l’acidification des océans ? De la pollution chimique ou encore de la gestion des déchets ? Le constituant, en hissant la biodiversité au sommet de la pyramide des normes, prend le risque de hiérarchiser et de morceler les composantes de l’environnement. La solution serait de constitutionnaliser l’ensemble desdites composantes, quitte à établir une liste incomplète et subjective… ou de constitutionnaliser la protection globale de l’environnement, ce que la Charte fait déjà !
De surcroît, nous constatons que l’amendement fait de la biodiversité, du climat et de l’environnement des concepts différents. Dans son travail d’interprétation de la Constitution, le juge pourrait faire primer le climat sur la biodiversité en méconnaissance totale de la cohérence de l’environnement. Dans un climat actuel marqué par le carbocentrisme – la protection de l’environnement se réduisant à la réduction des émissions de dioxyde de carbone – auquel s’ajoutent les connaissances lacunaires des juges en matière d’environnement, le risque est grand de voir les juges systématiquement privilégier la lutte contre le changement climatique, quitte à sacrifier d’autres paramètres environnementaux. Sur ce point, rappelons que la lutte contre le dérèglement climatique a longtemps justifié les dérogations à l’interdiction de la pêche électrique, pourtant dévastatrice pour la biodiversité marine…
Le droit est un outil indispensable pour protéger la biodiversité, à condition d’être utilisé efficacement. En l’occurrence, cette éventuelle « pollution » de la Constitution n’empêchera pas la biodiversité de s’effondrer, la protection de l’environnement tombant de Charybde en Scylla…
Cyprien Dagnicourt,
Doctorant contractuel à l’Université de Rennes 1
[1] Disponible sur : https://www.ipbes.net/global-assessment-report-biodiversity-ecosystem-services.
[2] R. Carson, Printemps silencieux, Marseille, Editions Wildproject, 2019 [1962], 323 p.
[3] Certes, il s’agit seulement d’un des considérants de la Charte, mais ceux-ci ont bien valeur constitutionnelle (Cons. const., Décision n° 2014-394 QPC, 7 mai 2014, Société Casuca).
[4] Le Figaro, Environnement dans la Constitution : feu vert de l'Assemblée, 13 juillet 2018. Disponible sur : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/07/13/97001-20180713FILWWW00141-environnement-dans-la-constitution-feu-vert-de-l-assemblee.php.
La « construction » du droit de l’environnement, qui révèle de nombreux paradoxes, pour les théoriciens comme pour les praticiens, est loin d’être un long fleuve tranquille ! Plus que d’une progression « non régressive » régulière et continue, depuis les dernières décennies du XXe siècle, il s’est agi d’un processus sinusoïdal et pour le moins chaotique, fait d’avances et de reculades, de succès et de revers, au gré des politiques du moment, des tensions sociales, des choix économiques et des perceptions culturelles conjoncturelles, sinon des cadres idéologiques et intellectuels structurels.
Parcours fortement teinté de manichéisme, en l’occurrence, auquel la dimension fonctionnelle (il ne saurait prétendre à la « neutralité !) du droit de l’environnement n’a pas suffi à le faire échapper. « Deux pas en avant, un pas en arrière », serait-on tenté d’écrire, si l’on voulait traduire la dynamique parfois erratique et souvent controversée de la montée en puissance, de l’ancrage, et de la consécration d’un droit moderne de l’environnement, à l’aune des mutations sociétales et des prises de conscience collectives qu’elles suscitent, comme des polémiques qu’elles engendrent, dont la démarche normative, à tous les niveaux, reste en partie l’otage.
On se félicitera, certes, du « verrouillage » relatif des acquis du droit de l’environnement par la reconnaissance formelle, serait-elle tardive, du principe de « non régression », cher à Michel Prieur, dont la nécessité et la prégnance sont aujourd’hui de moins en moins contestés. Le « manichéisme » critiquable et contre-productif dénoncé ci-dessus n’en est pas moins réel, si l’on entend dresser un état lucide des lieux, en privilégiant quelques exemples significatifs.
Que l’on en juge : « constitutionnalisation » de la Charte de l’environnement, insertion dans le code civil du préjudice écologique, adoption de la loi sur la biodiversité et création de l’Agence y afférente, création d’une vaste réserve naturelle (600 000 ha) au pôle sud, dans les Terres Australes et Antarctique françaises (TAAF), au plan national ; adoption et ratification de la convention sur le climat à la suite de la COP 21, réduction de l’émission de gaz CFC à effet de serre, réduction et contrôle de l’utilisation des pesticides, au plan international, etc.
Ces avancées trouvent malheureusement leur « contrepartie » négative dans la poursuite du projet d’aéroport de N.-.D. des Landes, le maintien en service de l’usine nucléaire de Fessenheim, l’assouplissement laxiste de législation sur les ICPE, la révision de la loi Littoral favorable à un foncier spéculatif, au plan national ; la relance aux USA de l’exploitation des gaz de schiste, la construction de gigantesques oléoducs destructeurs des paysages et des habitats de biodiversité, la remise en exploitation, aux USA, et l’expansion incontrôlée, en Chine, des mines de charbon, la relance de la course aux énergies fossiles, les pertes catastrophiques et irréversibles de biodiversité à l’endroit de la faune sauvage dénoncées par le WWF, la destruction inéluctable de la Grande Barrière de corail, en Australie, etc., qui en sont autant d’illustrations parmi les plus médiatisées.
Le droit de l’environnement, à l’échelon aussi bien national qu’international, communautaire que régional, serait-il dès lors voué à la fatalité d’être contraint à emprunter des chemins toujours plus escarpés, à n’avancer qu’au coup par coup, à observer impuissant la montée de catastrophes annoncées ?
Sans doute la situation, inciterait-elle à un « pessimisme raisonnable », ne justifie-t-elle pas qu’en soient dressés un tableau sinon un bilan aussi noirs. Il suffit de se reporter à l’aube des années 1970 pour mesurer le chemin considérable parcouru et pour se réjouir des progrès accomplis. Mais, comme le disait un ancien Premier ministre, « la route est droite mais la pente est forte », et si, pour ceux qui ont l’appétence des aphorismes, « il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer », il convient plus que jamais, en cette période d’incertitudes et de perte de sens et de repères face à un avenir aussi inquiétant qu’imprévisible et lourd de menaces multiples, de ne pas baisser les bras et de conserver une volonté et une résolution sans faille, afin de faire échec à ce mouvement pendulaire qui semble hésiter entre « régression » insidieuse, chez les politiques, et « non régression » combative, parmi les juristes.
Soyons persuadés qu’en ce domaine plus qu’en tout autre, le pire n’est jamais sûr, et qu’il importe d’abord de vouloir, pour ensuite se donner les moyens de pouvoir, au risque sinon de voir s’effondrer en un instant, et par un « effet dominos », l’édifice fragile d’un droit de l’environnement auquel, il n’y a guère, on déniait encore droit de cité, frappé au sceau de la suspicion de beaux esprits peu soucieux d’écologie et du sort des générations futures. Y répondre est de la responsabilité et de l’honneur de la nôtre, et sera porté à son crédit ; y faillir la marquerait d’un opprobe durable.
Quelle que soit la voie suivie, technique des « petits pas », nécessité de « laisser du temps au temps », ou stratégies plus ambitieuses et agressives, le combat déterminé pour un nouvel ordre (public) écologique national et international, en laissant place à toutes les voies et à toutes les options, sollicite fortement l’imagination de la doctrine autant que l’application du praticien. Non seulement il vaut la peine d’être mené, mais il exige en tout état de cause de l’être, sauf à se résoudre, malgré que l’on en aurait, à programmer la disparition accélérée et inéluctable du « vivant ».
Pour que la régulation efficiente et durable, et la gestion axiologiquement raisonnable et économiquement acceptable, de l’environnement finissent, au nom de la lucidité et du réalisme et sans angélisme aucun, par triompher de tentations idéologiques rétrogrades et d’une démarche normative « délétère », au service des valeurs transcendantales et intemporelles de l’Homme et de son cadre naturel de vie.
Jean-Marie BRETON
Professeur émérite
à l’Université des Antilles (Guadeloupe)
Le Gosier, 11 février 2017
Dans un arrêt rendu le 28 septembre 2017, la Cour d’appel de Paris a statué sur l’appel interjeté par certaines sociétés du Groupe Chimirec et l’un de ses dirigeants à l’encontre du jugement du Tribunal correctionnel de Paris en date du 13 janvier 2017, qui avait relaxé notre collègue Laurent Neyret et l’éditeur de la Revue qui avait accueilli son commentaire (cf. notre Tribune « Doctrine ? Vous avez dit doctrine ? Quelle se taise ! », RJE 2017/1, p. 9 ; cf. également le commentaire que nous avions proposé du jugement du Tribunal correctionnel, RJE 2017/2, p. 323). Le Tribunal avait considéré que les écrits incriminés étaient diffamatoires, mais que celui qui les avait rédigés avait démontré sa bonne foi. Le Tribunal avait, en conséquence, condamné les poursuivants à des dommages et intérêts, sanctionnant ainsi « une particulière témérité dans l’exercice de leur droit à se constituer partie civile ».
S’il faut revenir sur cette affaire, c’est que la Cour d’Appel de Paris, tout en constatant que la relaxe était devenue définitive et en confirmant le jugement du Tribunal correctionnel sur la responsabilité civile des poursuivants, motive tout autrement sa décision. Contrairement à ce qu’avait retenu le Tribunal correctionnel, le Juge d’appel considère, en effet, que ce n’est pas la bonne foi de l’auteur du commentaire qui justifie sa relaxe et les dommages et intérêts qui lui ont été accordés, mais sa liberté d’expression ! Le pas franchi est considérable et doit être salué.
Même si la Cour ne fait aucune référence explicite à la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984, qui affirmait que « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables », il est difficile de ne pas voir dans l’arrêt une confirmation de cette analyse, confirmation qui est même élargie à l’ensemble des « professionnels du droit », ce dont il faut là aussi se féliciter. La Cour d’Appel considère, en effet, que c’est en sa qualité de « professionnel du droit dont l’activité, pour une part importante, tient à l’analyse de décisions judiciaires qui n’a pas pour objet d’être seulement didactique, mais doit encore nourrir le débat sur les orientations de la jurisprudence, qu’il s’agisse d’y adhérer ou de proposer des évolutions souhaitées », que doit être apprécié le comportement de notre collègue. Et la Cour de poursuivre : « c’est de cette confrontation entre la doctrine et la jurisprudence que se nourrit le droit positif ». Elle en déduit que les propos de l’auteur ne peuvent pas être qualifiés de diffamatoires, « dès lors que ne sont établies, ni même évoquées, une animosité personnelle de l’auteur vis-à-vis des personnes morales ou physiques en cause ou bien l’existence de propos étrangers à la question de droit traitée ». Surtout, elle affirme que « le seul fait d’examiner le caractère diffamatoire d’un article tel que celui rédigé en l’espèce par Laurent Neyret, est une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur ».
Ainsi, la communauté universitaire, qui s’était émue de ces poursuites, avait-elle raison de le faire et de dénoncer la volonté de bâillonner la doctrine. Ne dissimulons pas notre satisfaction, alors que la SFDE a été la première à s’engager dans ce combat en acceptant de publier sur son site, puis dans la RJE, la Tribune et le commentaire précités.
La victoire est-elle sans nuance ? On ne peut l’affirmer. D’une part, la Cour refuse d’augmenter le montant des dommages et intérêts accordés en réparation du préjudice subi, alors pourtant qu’elle disposait de tous les éléments pour le faire et que le « signal prix » – pour écrire comme les économistes – est le seul que peuvent comprendre ces entreprises qui cherchent à faire taire ceux qui dénoncent leurs agissements en commentant les décisions qui les condamnent. D’autre part, qu’en est-il de la liberté d’expression lorsqu’elle se manifeste en dehors des revues scientifiques ? Enfin, mais sans prétendre à l’exhaustivité, quid de la liberté d’expression des autres chercheurs que les juristes ? A l’heure où nous écrivons cette Tribune, un autre de nos collègues, économiste, est poursuivi pour des propos tenus lors d’une émission de télévision à laquelle il avait été invité en raison de ses très nombreuses publications sur le sujet traité…
Ne baissons donc pas la garde, mais savourons comme il se doit la consécration de la liberté d’expression des « professionnels du droit » !
Gilles J. MARTIN
Professeur émérite de l’Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG
Président honoraire de la SFDE
« Doctrine ? Vous avez dit doctrine ? Qu’elle se taise ! »[1]
Une affaire très grave – et qui n’est pas terminée – doit alerter toute la communauté scientifique et d’abord celle qui s’intéresse au droit de l’environnement.
Les faits sont les suivants : notre collègue Laurent Neyret a publié dans la Revue Environnement et Développement durable[2] le commentaire d’une décision rendue par le Tribunal correctionnel de Paris le 18 décembre 2013. Par cette décision, le tribunal correctionnel avait condamné trois sociétés du Groupe CHIMIREC et certaines personnes physiques, dont le PDG du groupe, pour avoir, sous couvert de « dépollution », mis en place un « trafic de déchets » (qui, selon le tribunal, étaient des huiles contaminées aux PCB revendues sans avoir été suffisamment décontaminées au préalable), trafic très lucratif, rendu possible par des fraudes documentaires, par la « négligence » des services de contrôle… et, pour faire bonne mesure, subventionné par l’ADEME au titre de la dépollution ! Le Tribunal correctionnel de Paris, dans une décision motivée en fait et en droit d’environ 80 pages, a ajouté à la condamnation principale une condamnation complémentaire consistant en la publication d’un communiqué judiciaire rédigé en ces termes[3] : « Les pratiques illégales permettaient au groupe CHIMIREC (…) de revendre les huiles diluées en percevant des subventions indues de l’ADEME (…) et sans payer le coût de leur décontamination. Elles étaient très dangereuses pour la santé des salariés du groupe CHIMIREC, pour les transporteurs de ces produits dangereux et pour les riverains (…). A ces délits environnementaux se sont ajoutés des délits de fournitures d’informations inexactes (…) et d’utilisation de faux documents, qui ont empêché toute traçabilité des déchets dangereux, contrairement aux obligations légales ». Les condamnés ont interjeté appel de cette décision et l’examen de leur recours est toujours pendant.
Le commentaire de Laurent Neyret relevait la gravité des faits, le lien entre fraude documentaire et délits environnementaux, l’aveuglement (au moins la mauvaise vue !) de l’administration et le rôle des lanceurs d’alerte (c’est en effet un salarié qui avait dénoncé ce trafic de déchets) ; il s’étonnait de la faiblesse relative des peines prononcées et proposait que la répression des délits environnementaux puisse être aggravée lorsqu’ils étaient commis « en bande organisée », ce qui selon l’auteur était le cas en l’espèce du fait des liens entre les sociétés du groupe CHIMIREC. Il indiquait, par ailleurs, qu’une autre instruction pénale pour délits de pollution était toujours en cours. Le tout était écrit dans un style académique traditionnel et citait abondamment des extraits du jugement commenté, extraits très sévères à l’égard des personnes poursuivies.
Les personnes morales et l’une des personnes physiques (le PDG du groupe) condamnées en première instance ont cru opportun, non de s’amender,…mais de porter plainte avec constitution de partie civile contre le directeur de la Revue et contre Laurent Neyret pour « diffamation publique » ! Après avoir été entendus par la police puis par un juge d’instruction, notre collègue et le directeur de la Revue ont été déférés de ce chef devant le tribunal correctionnel[4]. Le 13 janvier dernier le tribunal correctionnel de Paris a rendu à leur profit une décision de relaxe, suivant d’ailleurs en cela les réquisitions du Parquet.
Le Tribunal, relevant que les plaignants avait « choisi d’agir en diffamation contre le commentaire d’une décision de justice par un enseignant en droit, alors même qu’il apparaît que ledit article s’est, à l’évidence, basé factuellement sur la motivation même de cette décision, ce qui démontre une particulière témérité dans l’exercice de leur droit de se constituer partie civile », les a condamnés à verser des dommages et intérêts à Laurent Neyret et au directeur de la Revue « au regard du caractère abusif des constitutions », ce qui est remarquable car tout à fait exceptionnel. Cette décision, qui lave l’honneur de notre collègue et du directeur de la publication et qui stigmatise le comportement des parties civiles, fera l’objet d’un commentaire dans un prochain numéro de la RJE.
Relevons cependant, d’ores et déjà, qu’elle prononce des condamnations à dommages et intérêts qui, sans être négligeables, nous paraissent très loin de répondre aux enjeux[5]. La responsabilité civile a pour première fonction de réparer les préjudices. Peut-on estimer que quelques milliers d’euros sont de nature à couvrir les frais engagés pour leur défense, à réparer le temps perdu à se justifier et le préjudice moral que cette poursuite, qualifiée d’abusive par le tribunal, a causé[6] ? La responsabilité civile a également une fonction préventive : en condamnant le responsable à une réparation intégrale du préjudice causé, elle doit le dissuader de reproduire le comportement dommageable. Certains considèrent même que la responsabilité civile peut (doit) avoir les vertus d’une peine privée spécialement lorsqu’il s’agit de sanctionner un abus[7]. Nous sommes sans doute loin du compte.
Que croyez-vous qu’il arriva ? Les personnes morales et la personne physique ainsi condamnées, s’estimant sans doute victimes d’un complot universitaro-judiciaire, …ont décidé d’interjeter appel ! Cet appel ne change rien à la décision de relaxe de notre collègue et du directeur de la revue, relaxe qui ne peut pas être contestée par les parties civiles car prononcée conformément aux réquisitions du Parquet. Le débat en appel ne portera donc que sur la condamnation à verser des dommages et intérêts aux personnes relaxées.
Quelles leçons tirer de cette lamentable affaire ? D’abord, et c’est un grand motif de satisfaction, que la doctrine juridique peut déranger ! Nous pensons parfois que nos écrits n’ont pas grande importance. En poursuivant l’auteur d’un commentaire d’arrêt (car c’est de cela qu’il s’agit !), ceux qui ont engagé ces poursuites nous ont rassurés. Qu’ils en soient remerciés ! Ensuite que la doctrine environnementaliste traite de vrais enjeux sociaux et qu’en exposant librement, dans le respect d’une longue tradition académique, leurs analyses, les auteurs qui relèvent de notre champ de compétence heurtent des intérêts puissants, déterminés et qui entendent faire usage de leur pouvoir de nuisance (c’est le cas de le dire, en l’espèce !). Ensuite encore, que ceux que la doctrine dérange sont, désormais, prêts à tout pour la faire taire, l’intimider, la conduire à l’auto censure. Il est facile d’imaginer, en effet, ce qu’ont vécu notre collègue et le directeur de la revue depuis qu’ils ont été convoqués par la police, entendus par un juge d’instruction, et qu’ils ont dû présenter leur défense devant un tribunal correctionnel en recourant à un avocat pour les assister. Exercer une pression pour bâillonner les universitaires qui, dans une revue scientifique, expriment une opinion juridique contraire à leurs intérêts, tel est évidemment le but de ceux qui, sans aucune retenue ni prudence (le tribunal stigmatise leur « particulière témérité »), ont choisi de porter plainte et de se constituer partie civile pour une prétendue diffamation publique. Dernière leçon, enfin : nous avons raison de croire à l’Etat de droit puisqu’ils ont été condamnés pour avoir engagé une procédure abusive, même si nous avons regretté que la réaction judiciaire n’ait pas été à la hauteur des dommages subis et des fonctions qui sont celles de la responsabilité civile.
Nous l’avons dit, les personnes morales et la personne physique ainsi condamnées ont fait appel de toutes les condamnations qui les ont frappées, celle qui les condamnait pour trafic de déchets comme celle qui vient de les condamner pour procédure abusive. Nous suivrons évidemment avec beaucoup d’attention les décisions qui interviendront en appel et en rendrons compte. Mais d’ores et déjà, nous appelons chaque collègue, et particulièrement ceux qui travaillent dans le champ du droit de l’environnement, après avoir pris connaissance des décisions rendues, à s’exprimer librement sur cette affaire dans toutes les revues juridiques auxquelles ils peuvent avoir accès, à en informer leurs étudiants et à expliquer à nouveau ce qu’est la doctrine, qui, selon la belle expression de Philippe Jestaz, « ne crée pas l’ordre juridique, lequel existe sans elle, mais travaille sans relâche à son perfectionnement »[8]. Nous appelons également les autorités universitaires, les « sociétés savantes », les groupes de recherches, à s’emparer de ce dossier et à faire connaître leur point de vue par tous les moyens à leur disposition.
La possibilité d’écrire en étant au moins protégés par nos libertés académiques vient d’être attaquée. Elle doit être défendue.
Gilles J. Martin
Professeur émérite de l’Université
Côte d’Azur, CNRS, GREDEG
Président d’honneur de la SFDE
[1] A l’unanimité, le Conseil d’administration de la SFDE a décidé de s’associer à tous les termes de cette Tribune, qui sera publiée dans le n° 1/2017 de la Revue juridique de l’environnement.
[2] L. Neyret, « Trafic de déchets dangereux : quand les dépollueurs se font pollueurs », Environnement et développement durable, juin 2014, n°6.
[3] L’extrait qui suit de ce communiqué est très exactement celui que le Tribunal reprend dans la décision rendue le 13 janvier 2017 sur la diffamation publique reprochée à notre collègue et au directeur de la revue.
[4] La spécificité du délit de diffamation publique, objet de la plainte avec constitution de partie civile, ne laissait en droit aucune autre possibilité au juge d’instruction.
[5] Chaque patrie civile est condamnée à verser 3000 € de dommages et intérêts à Laurent Neyret et 2000 € au directeur de la Revue, soit au total 20.000€.
[6] La spécificité de la procédure relative aux délits de presse interdit, en effet, de demander remboursement des frais irrépétibles (les frais de l’article 700 du Code de procédure civile ou de l’article 475-1 du Code de procédure pénale).
[7] Voir déjà B. Starck, Essai sur la responsabilité civile dans sa double fonction de garantie et de peine privée, 1947 et, plus récemment, S. Garland-Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ 1995, préface G. Viney.
[8] Philippe Jestaz, Le droit, Dalloz, 1992, p. 61.